L’anglais, langue de substitution

Bien au-delà de ce qu’exigent leurs intérêts, de nombreux pays s’anglicisent et opèrent un effacement de leurs langues au profit de l’anglais

 

J’étais, voici quelques années, au Koweït pour une mission d’audit.
Un taxi nous attendait chaque matin devant l’hôtel.
Nous passâmes un jour devant un centre commercial que l’on dominait de la rocade.
De ce mall, puisque c’est ainsi qu’on les appelle, on voyait avant tout d’immenses panneaux publicitaires.
Tous étaient écrits en anglais.
A qui s’adressaient-ils ?
Pas aux résidents étrangers, sans ressources et parqués loin des quartiers aisés que nous traversions.
Pas davantage à d’inexistants touristes.
Me vint alors pour la première fois l’intuition que l’anglais était, peut-être, une langue de substitution.

 

***

Il ne fallait pas se leurrer, elles n’étaient pas de simples innovations destinées à simplifier la vie. Elles en étaient le substitut.
Il était ingénu de penser qu’on pouvait les utiliser avec justesse.
Elles remodelaient la psyché humaine.
Elles s’en prenaient aux comportements.
Déjà, elles régentaient la langue, injectaient leurs bêtabloquants dans la pensée.

(Sylvain Tesson. « Sur les chemins noirs »)

***

 

Même à l’échelle d’une Europe pourtant morcelée, le Danemark reste un pays relativement modeste : 5,5 millions d’habitants sur une superficie équivalente à celle des Pays-Bas.

Mais contrairement à son voisin, le royaume ne dispose d’aucun territoire ultra-marin et ce ne sont ni les Féroé ni le Groenland, tous deux dotés d’une large autonomie, ni encore moins l’infime minorité danoise en Allemagne qui pourraient étoffer une base linguistique particulièrement exiguë.

Ce à quoi s’ajoute à cela une politique linguistique très libérale, «tout interventionnisme dans ce domaine étant considéré comme inutile voire suspect»  [1].
Car si le danois est la langue maternelle de 92 % de la population, il n’est langue officielle que de facto, son statut juridique n’étant défini, contrairement par exemple à la France, ni dans la constitution, ni même dans une loi.

Le royaume présente donc ce que l’on pourrait définir comme des facteurs de fragilité qu’une relative proximité avec le Royaume-Uni et une appartenance à la famille des langues germaniques ne peuvent que renforcer.

Car c’est bien en ces termes que le problème se pose.

Depuis de nombreuses années, les observateurs signalent une intrusion de l’anglais allant bien au-delà des traditionnels mécanismes d’emprunt et les termes de «quasi-effacement» [1] ou «substitution» [2] reviennent maintenant avec insistance.

Jusqu’à l’absurde, le choix d’une autre langue

On observe en effet un recul progressif du danois dans des domaines aussi essentiels, pour ne citer que les principaux, que l’enseignement, la consommation ou les services publics.

Si, dans le secteur public, le danois demeure langue d’enseignement et l’anglais, langue enseignée, le processus tend à s’inverser dans le privé, pourtant en partie subventionné par l’État où l’anglais peut, selon les écoles, devenir langue d’enseignement et le danois langue seconde.
Le pas semble franchi dans le supérieur avec un taux d’enseignement exclusif en anglais dépassant, selon les cursus, les 50 %, les programmes de doctorat utilisant, quant à eux, exclusivement l’anglais.

Les conséquences sont multiples, nous y reviendrons, avec des praticiens formés à la seule terminologie anglo-saxonne et désormais incapables de transmettre dans leur propre langue certaines informations, peut-être les plus essentielles, à leurs clients ou à leurs patients.[1]

Plus inquiétant est l’effacement du danois au quotidien dans des domaines pourtant dépourvus de tout enjeu à caractère international : consommation où caractéristiques des produits et notices d’utilisation ne sont souvent disponibles qu’en anglais ou encore offres d’emploi, systématiquement rédigées en anglais.

Cas absurdes, mais désormais généralisés, d’entreprises danoises recrutant en anglais des employés danois pour un travail au Danemark.

Et force est de constater que la mobilisation ou la prise de conscience semblent très relatives entre des recommandations, somme toute minimalistes, ne tendant qu’à une «reconnaissance» du danois aux côtés de l’anglais, des prises de position dénuées de toute équivoque («L’anglais doit être la principale langue d’enseignement pour tous les programmes d’étude supérieure»), jusqu’à un premier ministre persévérant, malgré la qualité des services de traduction, à n’employer que l’anglais au parlement européen.

Un glissement similaire observé aux Pays-Bas

De dimensions équivalentes mais avec près de 25 millions de locuteurs dans cinq pays et sur deux continents, les Pays-Bas bénéficient d’un espace linguistique sans commune mesure avec celui de leur voisin.
Mais, tout comme le Danemark, les Pays-Bas aspirent eux aussi à devenir un pays bilingue.

Un «bilinguisme» qui s’intensifie à une vitesse stupéfiante, à la grande satisfaction des Néerlandais qui n’y voient qu’une très légitime ouverture sur le monde, contrepartie naturelle à un cadre géographique, linguistique et économique peu adapté et que nombre d’entre eux considèrent comme «étriqué». [3]

«Bilinguisme» de pure façade cependant, profondément «asymétrique» [4] ou «vertical» [5] et dans lequel la part dévolue à la langue locale tend à se réduire dangereusement.

Qu’on en juge avec l’enseignement où l’on assiste à la généralisation de l’enseignement en anglais en lieu et place du néerlandais dans près d’un tiers des lycées et où la quasi-totalité voire la totalité des cours d’université est dispensée uniquement en anglais.

Anglicisation qui déborde du cadre de la transmission du savoir puisque c’est l’Université dans son ensemble, à travers ce que nous nommerions l’extra-scolaire, qui est affectée :
Communication (ouverture des cours, commémorations, etc.) affichage (plans de circulation, nom des bâtiments, etc.) jusqu’à la gestion et à l’administration internes des établissements.

Peu importe les résultats, détérioration d’un enseignement prodigué dans un anglais approximatif, disparition des manuels rédigés en néerlandais en science, économie ou mathématiques, disparition du néerlandais en tant que langue scientifique sans parler, peut-être avant tout, du regard posé sur sa propre langue, les étudiants désertant dorénavant les filières de littérature et de civilisation néerlandaises, en un mot, leur propre culture.

Peu importe le fossé grandissant, là aussi, entre les élites anglophones et le reste de la société, couches inférieures et population immigrée.

Peu importe en un mot le manque d’amour propre, l’indifférence ou le mépris pour ce que l’on est, la fin semble justifier les moyens :

 « À terme, l’anglais deviendra notre langue de communication. » [6]

C’était il y a huit ans.
Il semble qu’elle le soit déjà, y compris et peut-être surtout en interne.

Une expérience allemande riche d’enseignements

Tout aussi significatif est le cas de l’Allemagne pays, contrairement aux précédents, comparable à la France par sa taille, son importance économique et culturelle et gagnée elle aussi par un processus d’anglicisation largement amorcé.

Allemagne dans laquelle une ossature et un contexte différents auraient dû ou pu jouer comme autant de modérateurs :
83 millions d’habitants, ce que l’on pourrait considérer, de la Belgique au Luxembourg, l’Autriche, la Suisse et le nord de l’Italie, comme une ceinture linguistique conséquente, mais également et peut-être avant tout un rayonnement politique, culturel et économique dont ne disposent pas ses voisins nordiques.

Malgré cela, facilitée par une proximité géographique avec l’Europe scandinave et une appartenance à un même groupe linguistique favorisant tout à la fois un apprentissage de l’anglais considéré comme naturel et accélérant les mécanismes d’emprunt, c’est une tout autre logique qui semble l’emporter.

«Même au sujet de Kant la recherche se fait en anglais »

L’enseignement supérieur tout d’abord, canal privilégié de diffusion de l’anglais et au sein duquel l’anglicisation semble devenue une évidence qu’il serait presque vain de vouloir remettre en cause.

Les conséquences sont connues et largement commentées :

• Baisse de niveau de la part d’étudiants perdant l’habitude d’écrire dans leur langue sans pour autant parvenir à une maîtrise de l’anglais suffisante.
• Perte de domaines, c’est-à-dire impossibilité pour les néo- diplômés de communiquer dans leur langue maternelle avec le grand public.
• Perte d’influence de l’allemand en tant que langue de recherche.
• Disparition progressive du fonds documentaire et processus finissant par s’auto-alimenter : moins l’allemand est utilisé, plus les mémoires, thèses et autres biographies rédigées en allemand deviennent rares et obsolètes ce qui justifie d’autant et accélère le recours à l’anglais. [4]

Résultat, «Dans bien des domaines, l’allemand a complètement disparu … Même au sujet de Kant, la recherche se fait en anglais !» constate une enseignante de Basse-Saxe.

Autre conséquence avec l’effondrement de l’enseignement de l’allemand à l’étranger.

Pourquoi se donner du mal dans l’apprentissage d’une langue quand l’essentiel des études est désormais accessible en anglais ?

Témoin cette mésaventure, tout sauf anecdotique, vécue par deux Chinoises ayant appris l’allemand en prévision d’un échange universitaire pour découvrir, une fois sur place, que cela ne leur servirait à rien, leur master de biologie utilisant l’anglais et uniquement l’anglais comme langue de travail. [7]

Une anglicisation qui fait tache d’huile

Au cours des années 2010, les Verts dont on connaît le poids dans le paysage politique et social allemand, décident d’utiliser l’anglais dans leur publicité aux élections européennes.
Attitude surprenante de la part d’un parti qui ne cache pas son aversion pour les idées libérales et le modèle économique prônés outre-atlantique.

A la même époque, les ministres de la justice de Rhénanie et de Hambourg présentent une proposition de modification du code de procédure allemand afin que l’anglais puisse être utilisé devant les juridictions commerciales et civiles.
Demande là encore lourde de sens, notamment quant au degré d’influence des cabinets d’avocats d’affaires anglo-saxons sur leurs homologues allemands, les juges mais également les ministres eux-mêmes porteurs du projet. [8]

Volkswagen passe à l’anglais

Plus surprenant sans doute est l’effacement de la langue de Goethe dans ce qui peut être considéré comme le symbole même du modèle allemand, l’industrie automobile.

L’annonce, fin 2016, fait grand bruit : à compter du 1er janvier 2021 l’anglais, désormais langue de travail obligatoire de l’administration, de la communication et  des cadres supérieurs, remplacera l’allemand chez Volkswagen [9].

Basculement ayant de quoi surprendre de la part d’un groupe qui domine le marché européen, pour qui sait qu’adopter une langue comme langue de travail revient à en adopter également les codes.

On pourra toujours relativiser à travers ce que d’aucuns présentent comme une vaste opération de relations publiques, le constructeur cherchant avant tout à revoir sa communication après le scandale des moteurs truqués et avancer ses pions sur le marché américain.

La décision, n’empêche, est lourde de sens quant au regard posé sur sa propre langue, sa capacité à créer de la richesse et à communiquer.
Lourde de sens également la dimension irrationnelle du rapport à la langue de l’autre et aux attributs magiques conférés à la «langue de la puissance» rendant meilleur par le seul fait qu’on l’emploie.

Car, si l’annonce est suivie d’effet, ce seront les mêmes erreurs et dysfonctionnements comme à chaque fois que l’anglais est imposé au sein d’une entreprise, un anglais perdant sa vocation de communication pour devenir, à nouveau, outil de différenciation et de hiérarchisation.

Et là encore, tout comme aux Pays-Bas et au Danemark, même fracture annoncée entre les élites et les 400 000 employés du groupe, fracture très assumée semble-t-il au travers de cet irréel et vertigineux «La connaissance de l’allemand ne sera plus nécessaire pour pouvoir exercer des responsabilités dans le groupe» fièrement mis en avant par un porte-parole. [9]

 Tous les inconvénients de l’anglicisation sont causés par une surenchère qui vise à remplacer la langue locale par l’anglais. Enseigner en anglais, d’accord, mais pourquoi seulement en anglais? … On ne voit pas pourquoi la connaissance d’une lingua franca implique l’abandon de la langue du pays.
Il est sûr que le français résistera plus longtemps que des langues orales et qu’il continuera longtemps à être utilisé dans la vie quotidienne et dans la littérature, mais n’y a-t-il pas là au moins matière à débat ? 

(Pierre Frath)

[1] Université Laval – L’aménagement linguistique dans le monde. Mai 2022.
[2] «Contre la pensée unique». Claude Hagège. Odile Jacob. 2013.
[3] «Les Pays-Bas deviennent subrepticement un pays bilingue».
De Volkskrant. 17 juillet 2013. Traduit du néerlandais par Vincent Doumayrou.
https://blogs.mediapart.fr/vincent-doumayrou/blog/230815/les-pays-bas-deviennent-subrepticement-un-pays-bilingue
[4] «Anthropologie de l’anglicisation». Pierre Frath. Sapienta hominis. 2019.
[5] «Les langues, quel avenir ?» Louis-Jean Calvet. Editions CNRS. 2017.
[6] Discours de rentrée du président de la Vrije Universiteit d’Amsterdam en 2014. Cité par Claire Guibert dans « Pays-Bas : l’anglais à la place du néerlandais comme langue officielle ? »18 mars 2018 : http://bernard-gensane.over-blog.com/-94
[7] «L’Allemagne se résigne pour que sa recherche existe». Libération. 20 mai 2013. Nathalie Versieux.
https://www.liberation.fr/societe/2013/05/20/l-allemagne-se-resigne-pour-que-sa-recherche-existe_904338/
[8] Marianne. 2 mars 2010
[9] Les Echos. 14 décembre 2016 – Die Welt 31 janvier 2017

2 réflexions sur “L’anglais, langue de substitution

  1. Il y a la même chose de plus en plus dans les universités en France. Dans mon cursus (biologie), en 1ère année on nous apprenait à la fois la terminologie française et anglaise : hyaloplasme/cytosol, transfert de protéines/western blot etc. Mais plus on monte dans les années plus le français disparaît ; on nous mentionne vaguement, parfois, qu’il existe une version française aux termes mais c’est toujours l’anglaise qui finit par être utilisée. Nous ne sommes pas encouragés à utiliser la terminologie française.
    En immunologie, j’ai une amie (mexicaine ayant fréquenté un lycée français) qui m’a dit ne pas comprendre pourquoi notre professeur s’escrimait à utiliser les abréviations anglaises (ex. APC – antigen presenting cell au lieu de CPA – cellule présentatrice de l’antigène) alors que nous avons tous appris avec la terminologie française dans le secondaire, et cela rend la compréhension plus difficile. C’est compliqué de naviguer entre les abréviations françaises et anglaises utilisées de manière interchangeable, dans une matière où elles sont omniprésentes. Ce professeur assumait d’ailleurs que ses cours seraient du franglais toute l’année.
    Parfois il y a carrément fusion entre des abréviations françaises et anglaises ; en biologie moléculaire, siRNA (small interfering RNA), en français pARNi (petits ARN interférents) étaient devenus siARN au partiel…
    Les diaporamas des professeurs de beaucoup de matières laissent des paragraphes entiers de cours et schémas, en général issus d’articles, en anglais. Et nous n’avons jamais appris à analyser, écrire et présenter un article scientifique en français (on n’en a même jamais vu…), juste en anglais.
    Pour notre département des langues, c’est en fait le département de l’anglais. Il y avait des ordinateurs dédiés à l’apprentissage de l’allemand, de l’espagnol et de l’italien mais il n’y a jamais eu de promotion de cette initiative qui a été supprimée à l’occasion du déplacement du DDL dans un autre bâtiment. Le seul cours autre que l’anglais (ou FLE) qu’ont peut avoir c’est le chinois, dispensé avec la collaboration de l’institut confucius de la ville. Notre université n’a pas l’argent pour prodiguer des cours pour d’autres langues… Le seul cursus où on peut avoir des cours d’allemand ou d’espagnol, c’est un cursus double avec une autre université.
    A la bibliothèque il y a des étagères entières de livres dédié au TOEIC, au TOEFL, à la médecine en anglais, même des romans en anglais, mais pas d’autre langue. Il y a juste un vieux livre d’initiation à l’allemand mais c’est tout. S’il y en a d’autre, ils sont bien cachés…
    Nos cours restent quand même prodigués en français et je ne crois pas que nous possédions encore de master/doctorat entièrement en anglais, mais la plupart sont bilingues de façon plus ou moins officieuse.
    Merci pour votre travail pour la francophonie monsieur Pantalacci

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